Quarante-quatre
Tout était allé de travers. En arrivant, il avait constaté que le toit de sa maison de Liberty Street fuyait et que quelqu’un avait fracturé la porte de sa boutique de Castro Street pour une malheureuse poignée de billets. Sa propriété de Diamond Street avait été l’objet de vandalisme et il avait mis quatre jours à la nettoyer avant de pouvoir la mettre en vente. Ensuite, il avait passé une bonne semaine à emballer les meubles anciens de tante Viv et tous ses petits objets un à un pour que rien ne soit cassé. Après, il avait passé trois jours avec son comptable pour mettre à jour sa fiscalité. On était déjà le 14 décembre et il lui restait tant à faire !
La seule bonne nouvelle était que tante Viv avait déjà reçu deux des malles, en bon état, et l’avait appelé pour lui dire à quel point elle était ravie de retrouver ces objets auxquels elle était très attachée. Et maintenant que ses meubles allaient arriver, elle pourrait enfin inviter chez elle ces adorables Mayfair ! Michael était tout simplement un amour.
— J’ai vu Rowan dimanche, Michael. Il faisait horriblement froid mais elle se promenait. Tu sais, elle a fini par prendre des formes. Je ne voulais pas t’en parler, mais je la trouvais si mince et si pâle. C’était merveilleux de la voir avec des pommettes roses.
Michael s’était mis à rire mais Rowan lui manquait terriblement. Il n’avait pas prévu de rester parti aussi longtemps. Et chaque coup de téléphone avec elle aggravait les choses.
Elle comprenait très bien tous ces désagréments imprévus mais il décelait de l’inquiétude dans les questions qu’elle lui posait. Après chaque coup de fil, il n’arrivait pas à dormir, fumait cigarette sur cigarette et buvait bière sur bière en écoutant tomber la pluie d’hiver ininterrompue.
La maison était enfin presque vide. Il ne restait plus que quatre caisses dans le grenier, remplies des petits trésors qu’il était venu récupérer pour La Nouvelle-Orléans. Il avait hâte d’en finir.
Comme cet endroit lui paraissait étranger ! Les pièces lui semblaient plus petites que dans son souvenir et les allées si sales. Comment avait-il pu passer tant d’années ici en croyant être heureux ?
Et dire qu’il avait encore, devant lui une semaine éreintante à scotcher et étiqueter des caisses à la boutique, examiner des documents fiscaux et remplir divers formulaires.
— Autant t’en débarrasser tout de suite, lui avait dit Rowan cet après-midi. Mais je supporte mal cette attente. Dis-moi, tu n’as pas le moindre regret ? Je veux dire, à aucun moment tu n’as songé à rester où tu es, comme si La Nouvelle-Orléans n’avait jamais existé ?
— Tu es folle ? Je ne pense qu’à rentrer. Je serai là avant Noël, quoi qu’il arrive.
— Je t’aime, Michael.
Elle pouvait le dire des milliers de fois, c’était aussi spontané que la première. C’était un supplice de ne pas pouvoir la tenir dans ses bras.
— Michael, brûle tout ce qui reste. Fais un grand feu de joie dans le jardin et reviens-moi vite. Je t’en supplie.
Il avait promis de tout terminer le soir même, dût-il en mourir.
— Il ne s’est rien passé ? demanda-t-il. Je veux dire, tu n’as pas peur, n’est-ce pas ?
— Non. Je n’ai pas peur. La maison est toujours aussi belle. Ryan a fait livrer un sapin de Noël. Si tu le voyais, il touche le plafond. Il attend dans le salon que nous le décorions ensemble. L’odeur des aiguilles s’est répandue dans toute la maison.
— Formidable ! J’ai une surprise pour toi. Enfin, pour l’arbre…
— C’est toi que je veux, Michael. Reviens.
4 heures. La maison était vide et caverneuse. De sa chambre, il regardait les toits sombres s’étageant jusqu’au district de Castro et, au-delà, les grappes de gratte-ciel agglutinés du centre-ville.
Rentrer.
Prenant sous le bras du plastique d’emballage et un carton vide, il monta l’échelle du grenier et alluma la lumière. Tout était propre et sec maintenant que la fuite avait été colmatée. Il restait quatre caisses marquées « Noël » à l’encre rouge.
Il avait l’intention de laisser les guirlandes lumineuses pour les futurs locataires mais il voulait récupérer les décorations. L’idée d’en perdre ne serait-ce qu’une seule lui était insupportable.
Il tira la boîte sous l’ampoule nue, l’ouvrit et enleva le papier de protection. Au fil des ans, il avait collectionné des centaines de ces petits objets en porcelaine : anges, rois mages, maisons miniatures, chevaux de manège, oiseaux en plumes véritables, boules de bois peintes, cannes en porcelaine et étoiles plaquées argent.
Lentement, il commença à envelopper chaque objet dans du plastique avant de le loger dans un petit sac. Il imaginait déjà la veille de Noël à First Street avec le sapin dans le salon. Et l’année prochaine, quand le bébé serait là !
Il lui parut soudain impossible que sa vie ait pris un tournant aussi fantastique. Je devrais me trouver au fond de l’océan, songea-t-il.
C’est alors qu’il revit en pensée, non pas la mer mais l’église au moment de Noël, quand il était petit. Il vit la crèche derrière l’autel et Lasher le regardant.
Un frisson glacé le parcourut. Qu’est-ce que je fais là ? Elle est toute seule là-bas. Impossible qu’il ne se soit pas encore montré à elle.
La sensation était si forte, si pleine de conviction qu’il fut pris d’angoisse. Il accéléra ses rangements et, quand il eut fini, jeta les papiers en bas de l’échelle, prit la boîte de décorations sous son bras et referma le grenier pour la dernière fois.
La pluie avait diminué au moment où il arriva au bureau de poste de la 18e Rue. Il fit la queue pendant une éternité et, son tour arrivé, s’étonna de la brusquerie de l’employé, attitude inconnue dans le Sud. Son envoi effectué, il se hâta dans le vent glacé pour rejoindre sa boutique de Castro.
Elle ne lui mentirait pas. Impossible ! La créature devait lui jouer un de ses petits tours. Mais pourquoi cette apparition il y a si longtemps, à Noël ? Pourquoi ce visage penché au-dessus de la crèche. Enfin, ça ne voulait peut-être rien dire.
Mais quand même ! Il avait vu l’homme pendant cette nuit inoubliable où il avait entendu Isaac Stern jouer. Et il l’avait revu une centaine de fois en se promenant dans First Street. La panique qui le gagnait était incontrôlable. Dès son arrivée à la boutique, il appela Rowan.
Pas de réponse. C’était le milieu de l’après-midi à La Nouvelle-Orléans et elle faisait probablement la sieste. Il laissa sonner quinze fois avant de raccrocher.
Il jeta un regard circulaire autour de lui. Tant de choses à faire encore : vendre toute la collection de robinetterie en cuivre et les vitraux empilés contre le mur du fond. C’était ça que les cambrioleurs auraient dû voler !
Finalement, il décida de mettre tous ses dossiers dans un carton sans prendre le temps de trier. Il retroussa ses manches et se mit au travail. Il avait beau faire le plus vite possible, il savait qu’il ne pourrait quitter San Francisco avant une semaine, au mieux.
A 8 heures, il s’en alla. Il ne pleuvait plus et les rues humides étaient remplies de la foule de piétons du vendredi soir.
La tête penchée pour se protéger du vent, il remonta la rue où il avait garé sa voilure. Incroyable ! On lui avait volé les deux roues avant de sa vieille berline, le coffre était ouvert et on s’était servi de son cric pour soulever l’avant de la voiture ! Ils avaient bien préparé leur coup !
Préparé…
— Espèces de salauds ! jura-t-il.
Quelqu’un frôla son épaule.
— Eh bien, monsieur, encore un petit problème ?
— A qui le dites-vous ? marmonna-t-il sans lever la tête.
Il ne remarqua même pas l’accent français.
— C’est vraiment pas de chance, monsieur. C’est un coup bien préparé.
— Oui, c’est justement ce que j’étais en train de me dire.
— Rentrez chez vous, monsieur. On a besoin de vous là-bas.
— Hé !
Michael se retourna mais la silhouette était déjà loin, happée par la foule. Il eut juste le temps d’apercevoir des cheveux blancs et ce qui semblait être un manteau foncé.
Il s’élança derrière l’homme.
— Hé ! appela-t-il à nouveau.
Mais en arrivant à l’angle de la 18e Rue et de Castro, l’homme avait disparu. Il y avait des gens partout et la pluie s’était remise à tomber. Un bus sortant du virage cracha un jet de fumée noire.
Désespéré, Michael le regarda passer et, par hasard, aperçut derrière une des fenêtres un visage familier qui l’observait. Yeux noirs, cheveux blancs.
« … avec les moyens les plus simples à votre disposition, car ils vous permettront de l’emporter, même si vous avez l’impression de n’avoir aucune chance… »
— Julien !
« … incapable de vous fier à vos sens, mais ayez confiance dans ce que vous savez avec certitude et dans le pouvoir que vous possédez… »
« Oui, je comprends, je le ferai… »
Brusquement, Michael sentit un bras le prendre par la taille et une personne d’une force incroyable le tira en arrière. Avant qu’il comprenne ce qui se passait ou qu’il pense à résister, une voiture rouge, à deux doigts de lui, fit une embardée et alla s’écraser dans un fracas assourdissant contre un réverbère. Quelqu’un se mit à crier. Le pare-brise de la voiture éclata, projetant des morceaux de verre dans toutes les directions.
— Merde !
Michael ne put reprendre son équilibre et tomba en arrière sur le type qui l’avait écarté du chemin de la voiture. Des gens se précipitèrent vers le véhicule. Quelqu’un bougeait à l’intérieur.
— Ça va ? demanda son sauveteur.
— Oui, oui. Ça va. Le conducteur de la voiture est emprisonné dans la ferraille.
Un gyrophare de voiture de police. Quelqu’un criant aux policiers d’appeler une ambulance.
— Eh bien, vous n’êtes pas passé loin, lui dit le type qui l’avait sorti d’affaire.
C’était un grand Noir musclé en manteau de cuir.
— Vous n’avez pas vu la voiture arriver ? interrogea-t-il.
— Non. Vous m’avez sauvé la vie, vous savez ?
— Je n’ai fait que vous tirer sur le côté. Ce n’était rien. Je n’ai même pas réfléchi.
Il regarda un moment la voiture rouge et les deux hommes tentant de désincarcérer la femme à l’intérieur. La foule était de plus en plus dense et une femme policier cria à tout le monde de reculer.
— Je ne sais pas comment vous remercier, dit Michael en se retournant.
Mais le type était déjà loin. Il remontait Castro. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et fit un petit signe de la main.
Tremblant, Michael s’adossa au mur d’un bar. Des gens bousculaient ceux qui s’étaient arrêtés pour regarder le spectacle. Il sentait un pincement dans sa poitrine. Pas vraiment une douleur mais un serrement. Et puis il y avait son pouls qui battait très vite et un certain engourdissement dans les doigts de sa main gauche.
Mais que s’est-il passé ? se demanda-t-il. Il se sentait mal. Rentrer à l’hôtel.
Il commença à marcher, difficilement, et passa devant la femme policier qui lui demanda s’il avait vu la voiture percuter le réverbère. Non, il n’avait rien vu. Trouver un taxi.
— Saint Francis, à Union Square, indiqua-t-il au chauffeur.
— Vous vous sentez bien ?
— Ça va aller.
C’était Julien qui lui avait parlé dans la rue. Aucun doute là-dessus. Et c’était aussi lui qu’il avait vu par la fenêtre du bus. Et cette voiture, que venait-elle faire dans l’histoire ?
Ryan n’aurait pu l’obliger davantage.
— Mais bien sûr, Michael. Vous auriez dû m’en parler plus tôt. Nous sommes là pour vous aider. Je vous envoie quelqu’un dès demain pour faire l’inventaire et emballer tout le stock et je contacte un bon agent immobilier. Nous négocierons le prix de rachat dès votre retour.
— Je suis vraiment désolé de vous ennuyer avec tout ça mais je n’arrive pas à joindre Rowan et j’ai le sentiment qu’il faut que je rentre.
— Ne vous faites aucun souci. Nous allons nous occuper de tout. Vous avez réservé une place d’avion ? Je m’en occupe. Restez où vous êtes et je vous rappelle.
Michael s’allongea sur le lit et fuma la dernière cigarette de son paquet en regardant le plafond. L’engourdissement de sa main gauche avait disparu et il se sentait bien. Plus de nausée ni de vertige.
Et puis, de toute façon, cela n’avait aucune importance. L’important, c’était le visage de Julien derrière la vitre du bus et le fragment des visions qui lui était revenu.
Cette apparition était-elle le fruit du hasard ? Ou, au contraire, était-elle destinée à le faire surprendre par la voiture incontrôlée, au moment où il était planté au milieu de la rue, bouche bée, de la même façon qu’il s’était trouvé sur le chemin du bateau de Rowan ?
Le fragment de souvenir qui avait ressurgi le mettait dans tous ses états. Il ferma les yeux, revit leurs visages et entendit leurs voix. Deborah. Julien.
« … le pouvoir que vous possédez… »
Il faut que j’y croie. Sinon, je deviendrai fou.
« Rentrez chez vous, monsieur. On a besoin de vous là-bas. »
Il en était là, à demi assoupi, quand le téléphone sonna.
— Michael ?
C’était Ryan.
— Oui.
— Bon, vous rentrez par avion privé. C’est bien plus simple. J’envoie quelqu’un vous chercher. Si vous avez besoin d’aide pour vos bagages…
— Non. Dites-moi juste à quelle heure je dois être prêt.
Mais d’où venait cette odeur ? Avait-il bien éteint sa cigarette ?
— Disons dans une heure. On vous appellera du hall de l’hôtel. Et surtout, n’hésitez plus à solliciter un service. Vous pouvez nous demander n’importe quoi.
— D’accord. Merci, Ryan, j’apprécie vraiment ce que vous faites, vous savez.
Michael fixait des yeux le trou qu’avait fait sa cigarette dans le couvre-lit. C’était la première fois qu’il s’endormait avec une cigarette allumée. La pièce était déjà remplie de fumée.
— Merci, Ryan. Merci pour tout.
Il raccrocha et alla dans la salle de bains remplir le seau à glace vide. Il aspergea le couvre-lit puis l’enleva, défit tes draps et arrosa le trou fumant qui s’était creusé dans le matelas. Son cœur recommençait à battre la chamade. Il alla à la fenêtre, tenta de l’ouvrir et s’aperçut qu’il n’y parviendrait pas. Il se laissa tomber sur une chaise et regarda la fumée se dissiper.
Lorsqu’il eut terminé ses bagages, il essaya à nouveau de joindre Rowan. Toujours rien. Quinze sonneries. Il allait raccrocher quand une voix endormie lui répondit.
— Michael ? Je dormais, je suis navrée de t’avoir fait attendre.
— Écoute-moi, chérie. Je suis irlandais et très superstitieux.
— De quoi parles-tu ?
— Je suis dans une période de malchance. Tu pourrais user un peu de tes pouvoirs de sorcière pour moi ? Il faudrait que tu m’entoures d’une lumière blanche. Tu as déjà entendu parler de ça ?
— Mais Michael, qu’est-ce qui se passe ?
— Je rentre, Rowan. C’est pour ça. Il me faut cette lumière blanche autour de moi pour me protéger contre tout ce qui pourrait m’arriver jusqu’à mon arrivée. Tu vois ce que je veux dire ? Ryan m’a trouvé un avion. Je pars dans une heure.
— Michael, dis-moi ce qui se passe.
Pleurait-elle ?
— Fais ce que je te dis, chérie. Pour la lumière blanche. Fais-moi confiance. Fais tout pour me protéger.
— Une lumière blanche ? murmura-t-elle. Autour de toi ?
— Oui, c’est ça. Je t’aime, ma chérie. Je rentre à la maison.